les bancs invisibles

Un jour où ça n’allait pas tant, je suis allé dans la cour intérieure qui sépare les deux bâtiments de mon travail. L’édifice de l’Agence spatiale canadienne est assez spécialement conçu. Nul doute qu’à sa création, il était des plus avant-gardistes, et même avec les années, il a su garder un petit *je-ne-sais-quoi*. Ça doit probablement avoir à voir avec ses courbes. ;-)

Si je reviens au sujet, je m’égare facilement... Sur ce jour-là où ça n’allait pas. Il faut savoir que, pour moi, quand je dis que ça ne va pas, il est plus que rare que que je sois la personne affectée. En effet, je sais ô combien je suis chanceux dans la vie et mon bonheur est simple : moi, face au soleil, prenant de lentes respirations, moi, partageant des moments avec ma famille, mes amis, moi, assis dehors à prendre l’air et à observer la nature… ou encore lorsque je transforme ma cuisine en station de recherche et développement. Etc.

Mon ratio de gratitude versus ressentiment est au delà de 1000 pour 1 et ce à n'importe quel moment de n'importe quelle journée.

Quand ça ne va pas, c’est souvent qu’un de mes proches ne va pas. Car dans leur mal-être, leurs tumultes, leurs douleurs, les temps difficiles qu’ils traversent, je me vois à travers eux et, d’une certaine manière, je ressens leurs afflictions. J’aime beaucoup l’expression espagnole pour décrire un peu cela : "Lo siento".

Je suis au téléphone et j’aperçois des bancs à côté de la porte d’entrée. Je ne les avais jamais remarqués ! Voilà près de trois ans que je passe par cette cour intérieure et emprunte le même chemin pour me rendre à mon bureau, et jamais ils n’avaient croisé mon regard.

Dans ma routine, je voyais bien les arbres, les briques, les tables, le pavé au sol… mais mon esprit ne s’était jamais arrêté du côté des bancs.

Laissant mon esprit vagabonder comme j’aime le faire, cette pensée m’est apparue : et si moi, ma personne, j’étais l’équivalent de ces bancs invisibles pour d’autres ?

Je ne dis pas cela par manque d’attention, et ce n’est pas non plus une observation à connotation négative ou malheureuse. Non, je dis juste que c’est probablement, et simplement, un fait : pour certains, dans leur routine, nous sommes peut-être invisibles.

Maintenant, si ce fait s’avérait exact ...

Ne pourrions-nous pas envisager l'angle sous lequel ce serait comme avoir un super-pouvoir ?

Ne pourrions-nous pas penser que c’est là l’une des plus grandes libertés qui soit ?

Dans une ère, une génération où chaque pas est comptabilisé, chaque projection monitorée, où la surface de notre vie privée ne cesse de diminuer. Il m'apparait tel un trésor des plus précieux que d’avoir une sorte de cape d’invisibilité.

Non pas pour se cacher de la mort (cf. Harry Potter), mais pour se cacher du "monde", à l’abri de tout et de tous… ne serait-ce que pour un temps.


Ricardo Da Fonseca 


Comments